Partie 2 :
De quoi sommes-nous responsables?
Nous avons vu qu’un sentiment de culpabilité constructif peut exister s’il repose sur une responsabilité réelle et une faute réelle. Je constate que je suis à l’origine d’un tort commis, mais cela ne me détruit pas parce que l’erreur est humaine, que je peux m’excuser et chercher à réparer mon tort. Par contre, si je me sens fautif de ce dont je ne suis pas responsable ou si, inversement, je ne me sens pas responsable de ce dont je suis fautif, je glisse alors dans un excès qui peut nuire aux autres comme à moi-même. La question à se poser, dans le cadre de notre article sur le sentiment de culpabilité dans nos relations aux autres, est donc de savoir de quoi nous sommes responsables.
Partons de l’expérience de nos relations aux autres, en dehors des relations d’autorité, d’emprise ou d’abus, pour ne pas entrer dans la complication des exceptions d’ordre juridique . Notre zone de responsabilité personnelle concerne ce que nous faisons de ce qui nous arrive. Qu’est-ce qui nous arrive sans notre contrôle ? Des évènements, mais aussi des pensées, des émotions, des désirs. Et nous pouvons décider de ce que nous allons en faire, en dire, ou en penser. Mon voisin de table n’est pas responsable sur le moment d’avoir de l’attirance pour moi ou au contraire de ressentir de la colère envers moi, mais il décide de ce qu’il fait de ces sentiments.
Notons qu’il aurait aussi pu pleurer en voyant la tache sur son pantalon, ou rire, ou être très surpris, dégouté, apeuré, ou encore tout à fait indifférent. Il aurait pu penser beaucoup de mal de moi, beaucoup de bien ou rien du tout. Il aurait pu ne rien faire, ou se lever précipitamment, crier ou encore me frapper. Il aurait pu dire de gentilles choses ou de très méchantes. Tout cela ne dépend que de lui. Bien sûr, la personne que je représente pour lui, le type de relation qu’on a et la façon dont j’ai renversé le verre sur lui ont une influence sur sa réaction. Dans une relation, nous avons chacun un impact sur les pensées, les émotions, les désirs et les comportements des autres. Mais cela ne veut toujours pas dire que nous en sommes responsables. C’est toute la distinction entre l’impact et la cause.
Je suis responsable de ce que je pense, je dis, j’éprouve, je veux et je fais, mais je suis nullement responsable de ce que l’autre pense, dit, éprouve, veut ou fait. Là où nous avons chacun une responsabilité, c’est au niveau de la relation en elle-même, mais de façon conjointe. Chacun peut y mettre fin par exemple, quand bon lui semble. On parle ici de coresponsabilité. Autrement dit, je suis à l’origine de la chute du verre, de la sensation désagréable du liquide froid sur la jambe de mon voisin, de la tache sur son pantalon. Pour cela, je peux lui présenter mes excuses et proposer une réparation. Je suis aussi responsable du type de relation que j’entretiens avec lui. Mais je ne suis pas responsable de ce qu’il ressent, ce qu’il en pense, ce qu’il en dit et ce qu’il en fait dans son for intérieur. Si je me montre agressive avec lui ou lui avec moi, il y a de fortes chances pour que cela ait un impact sur lui, mais je ne serai pas la cause des conséquences de cet impact. Dans l'absolu, il pourrait ne pas y en avoir. Cela lui appartient.
Culpabilité toxique et besoin de contrôle
On est bien en train de parler de limites : celles de notre zone de responsabilité. Autrement dit, que je n’accepte pas mes responsabilités ou que j’en prenne trop sur moi, ce sont deux façons inverses de ne pas accepter mes limites et de culpabiliser à tort l’autre, ou moi-même. Si je suis un psychopathe qui rejette la responsabilité de tout mal hors de moi, ou un névrosé qui se croit responsable de tous les malheurs du monde, de façon inverse mais similaire, je me crois être le centre du monde ou même tout puissant. Ce narcissisme est rassurant, parce qu’alors je contrôle l’autre.
J’ai sans doute besoin de cette sécurité parce que j’ai vécu des relations malsaines et préfère ne pas laisser à l’autre sa responsabilité propre. Or c’est justement cela qui va à nouveau créer une relation malsaine. La peur engendre l’objet de la peur. Culpabiliser sans cesse les autres ou se culpabiliser sans cesse soi-même trahirait donc une peur et un besoin de contrôle. Même pour le petit enfant maltraité par un parent, se croire coupable est plus rassurant. Il se dit qu'alors il a le pouvoir d’arrêter ce mal et que celui qui le lui fait subir n’est pas imprévisiblement cruel. Il n’est même pas besoin de penser la cruauté, puisqu’il n’y en a pas.
Pour revenir à une culpabilité plus ordinaire et quotidienne, prenons l’exemple très banal de l’expression « tu m’énerves ! ». Si l’on suit notre raisonnement, on devrait dire « je suis énervé quand tu fais ceci ou cela » et prendre sur nous l’entière responsabilité de nos états d’âme. Sans cela, on se met dans la position de victime (je n’y suis pour rien d’être énervé), et on met l’autre dans celle de bourreau (il a le pouvoir et la volonté de m’énerver). On entre alors dans une communication qui peut devenir toxique (cf. le triangle de Karpman). De même, si l’autre se culpabilise quand on lui a dit qu’il nous énervait, il se met dans la position de sauveur (j’ai le pouvoir d’empêcher l’énervement de l’autre) ou de victime (l’autre m’attaque), ou de bourreau (j’ai la volonté et le pouvoir d’énerver l’autre). Autant dire que, sans avoir besoin d’être pervers ou névrosé, notre quotidien est déjà truffé d’illusions !
L’invitation est ici de prendre conscience de notre zone de responsabilité, toute notre zone, mais rien que notre zone. C’est-à-dire qu’elle s’arrête où commence celle de l’autre. Et qu’à l’intérieur de cette zone, la puissance d’évolution est sans doute beaucoup plus grande qu’on ne le croit. Le pouvoir qu’on croit avoir sur les autres est illusoire. Il se peut que toute l’énergie qu’on déploie à croire à ce pouvoir, soit celle qu’on n’utilise pas à se responsabiliser soi-même. Si l'on a accepté le pouvoir d'autrui de nous culpabiliser jusque dans notre être, on risque de faire de même avec les autres et nous croire aussi trop puissants. Paradoxalement, lorsque notre estime de soi, notre amour de soi et notre confiance en soi est touchée, nous avons tendance à prendre trop de pouvoir sur autrui. Nous faisons aux autres ce qui nous a été fait. Faut-il maintenant se culpabiliser de culpabiliser? Si l'on préfère rester dans le même cercle vicieux, oui. Sinon, on peut s'accepter comme limité et, à l'intérieur de ces limites, avec un pouvoir d'évolution inouï.
La liberté intérieure
L'invitation va donc encore plus loin: aimons nous tel que nous sommes. A l’âge adulte, nous pouvons puiser dans nos propres ressources pour parvenir à nous aimer mieux. Ne faisons pas des autres les sauveurs qu'ils ne sont pas, au risque de les culpabiliser à tort. Nous ne dépendons plus de leur regard pour vivre. S’entourer de personnes qui nous aident à nous aimer tels que nous sommes est excellent bien sûr, mais l'impact qu'ils ont sur nous ne dépend pas uniquement d'eux. Il en va de même pour ceux qui nous culpabilisent à tort: ils n'ont de pouvoir que celui qu’on leur donne.
Enfin, puisque nous ne sommes pas responsables - et nous n’avons pas le pouvoir - de changer les autres, mais que nous avons une grande puissance d’évolution sur nous-même, nous pouvons commencer par prendre conscience de nos propres façons de rendre les autres responsables de nos états d’âme ou même de notre bonheur. Rendons consciemment à chacun ce qui lui revient. Rendons aussi aux autres le pouvoir de leur propre bonheur ou malheur. Une bonne question à se poser, à chaque fois qu'un sentiment de culpabilité pointe le bout de son nez, est la suivante: "y a-t-il réellement faute, et est-ce que cela dépend de moi et uniquement de moi?"
Le retour au juste milieu conduit à la joie simple d’être soi, à la liberté de ne plus dépendre de ce que l'autre attend de nous. Nous lui rendrons un grand service en ne lui faisant pas miroiter une puissance qu’il n’a pas sur nous, ou un lien de dépendance qui lui causerait du tort autant qu’à nous. Nous pouvons décider de ne pas dépendre du jugement des autres, en ayant conscience que tout jugement parle davantage de celui qui juge, puisqu’il en est responsable, et que cela vient de sa façon de voir les choses. Alors nous cesseront d'être sur la défensive et nous pourrons entrer dans des relations qui sont d’amour vrai et inconditionnel, celles qui ne laissent plus de place à l’installation durable de sentiments de culpabilité excessifs, inutiles et destructifs.
Laissons aux autres le pouvoir de leur bonheur et saisissons le notre à plein cœur ! Ensuite nous pouvons créer autour de nous les conditions de possibilité pour que chacun soit heureux, mais sans jamais nous en sentir responsable. Aimer l’autre et prendre soin de lui ne signifie pas le prendre en charge. De même, l’autre peut être aux petits soins pour nous et sa présence peut faire notre bonheur, mais il n’en est pas responsable. En définitive, c’est nous qui choisissons d’être heureux
Notre article est inspiré en grande partie des écrits de Yves-Alexandre Thalmann