Partie 1 : Qu'est-ce que le jugement, sa part d'ombre et de lumière?
Dans notre article précédent sur la culpabilité, nous avons vu qu'il n'est pas mauvais en soi de nous reconnaître à l'origine d'une faute ou d'un tord causé à autrui. Bien au contraire. Le problème commence lorsque nous n'acceptons pas ces limites qui sont les nôtres, dans notre évolution. Nous restons alors enfermés dans le jugement. La raison pour laquelle nous n'acceptons pas nos limites viendrait du fait que nous confondons les limites comportementales avec les limites de notre être.
Bien que nous soyons limités dans notre agir, nous sommes des êtres d'une absolue dignité, aimables inconditionnellement. Que j'aie mal agit ne fait pas de moi quelqu'un de mauvais, dans mon être profond. Ainsi, la culpabilité devient toxique lorsqu'elle éloigne de cette ouverture à l'amour inconditionnel et enferme dans le jugement. Plus loin que de se libérer de la culpabilité, il s'agit donc de nous libérer des jugements en général, pour accéder à une plus grande liberté intérieure encore. A partir de quand juger devient-il un problème et comment s'en libérer?
Dans une première partie, établissons ce qu'est le jugement au niveau philosophique, ce qu'il a d'essentiellement bon, et à partir de quand il devient un problème. Dans une deuxième partie, nous répondrons aux questions : D'où vient notre propension à abuser des jugements? Peut-on avoir des certitudes sans juger? Que sont les petits abus de jugements au quotidien? Comment aller au-delà, ou rester en-deçà des jugements ?
Regard philosophique
Au niveau le plus basique, le jugement consiste en la capacité mentale de conceptualiser. Conceptualiser est l'activité de notre intelligence qui nous permet de donner du sens à la réalité que nous appréhendons. Mais nous ne pouvons pas conceptualiser sans abstraire, c'est-à-dire sans extraire de la réalité contingente, quelque chose de fixe: le concept "chat" n'est pas tel chat, dans toutes sa particularité vivante d'ici et maintenant. Le réel déborde la façon dont on le conçoit. Le problème n'est dès lors pas de juger, mais de confondre notre jugement avec la réalité, de réduire cette dernière à notre jugement.
Plus loin, juger consiste aussi à exprimer une assertion comme étant vraie. C'est la faculté de notre intelligence à considérer, critiquer, évaluer ou carrément trancher. Cela nous permet de nous diriger dans la vie en fonction de ce que nous désirons. Si je ne supporte pas que mon vieux chat s'oublie sans cesse sur le tapis, je peux juger du poids que cela représente: est-ce que le bonheur d'avoir ce chat dépasse le désagrément de son incontinence? Et si ce n'est pas le cas, quelle mesures vais-je mettre en place etc...? Or cette décision de l'intelligence se fait sur base de raisons très personnelles, et non objectives ou absolues.
Autrement dit, je conçois et j'évalue la réalité en fonction de toute sortes de paramètres qui viennent de mes sens, mes émotions, mes blessures, mon caractère, mon éducation ou mes valeurs par exemple. Mes jugements ne disent pas ce qu'est le réel, mais comment moi je le conçois, à travers mes filtres personnels et en fonction de mes intérêts. Et pourtant, le jugement atteint aussi quelque chose de ce qui est, raison pour laquelle nous trouvons un sens à la vie, et nous pouvons nous comprendre les uns les autre. Nous sommes là face à un équilibre très subtil entre notre conscience qui atteint le réel tout en le faisant à travers des filtres. Le tout est d'être conscients de l'existence de ces filtres.
Nous sommes doués d'une conscience potentiellement illimitée: dans l'absolu, notre conscience peut évoluer, se développer, grandir sans cesse, avancer vers la lumière et la compréhension des choses indéfiniment. En elle-même, elle semble défier l'entropie de la matière et aller, au contraire, vers un épanouissement que rien ne peut arrêter, sinon la matière (vieillesse, déficience neuronales etc...).
Mais parce que nous sommes justement aussi des êtres incarnés dans une matière particulière, liée à tel espace et tel temps, nous captons de la réalité essentiellement ce qui correspond à notre vécu personnel, partiel. Nous ne captons donc qu'une petite partie de ce que notre conscience est potentiellement capable de saisir, en soi. Il s'agit de concilier la souveraineté libre de ma conscience en même temps que les limites de mon individualité. Je suis libre de mes choix, et je peux me tromper, parce que je ne sais pas tout.
Ce paradoxe n'en est plus un dès lors que j'ai conscience de ma subjectivité comme telle. Ma conscience trouve son plein épanouissement lorsqu'elle se met en position "méta": elle juge tout en ayant conscience de juger et d'être capable d'aller au-delà de ce jugement. Le réel me dépasse, je peux à la fois chercher à le comprendre et savoir que je n'ai jamais fini de le comprendre. "Je pense que tu ne devrais pas épouser cette personne" est un jugement qui peut s'appuyer à la fois sur quelque chose de réel, et sur une façon subjective et incomplète de voir les choses.
Concluons ici en disant que ma liberté réside à la fois dans ma capacité de juger et dans ma conscience qu'il s'agit uniquement de jugements. Je reste alors souple, nuancé, ouvert aux possibles, m'adaptant facilement, curieux, respectueux et humble par rapport à l'insondable du réel. Dans le cas contraire, lorsque je réduis le mystère de la réalité à mon jugement personnel, je fais des généralisations, des interprétations, je me restreins, me fige, me rigidifie, je cherche à influencer, à convaincre, à dominer. D'où vient notre propension à abuser des jugements? Nous répondrons à cette question dans la deuxième partie, avec le regard cette fois-ci du psychologue.
schéma des filtres à travers lesquels je conçois le réel