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Sens et Vie

Au-delà du jugement, la liberté intérieure


Partie 5: Des jugements et des mots.

Se libérer des jugements toxiques, c'est d'abords en avoir conscience. Reconnaître un jugement pour ce qu'il est, mais aussi déceler quand il devient un problème et enfin comprendre d'où vient qu'il est prononcé. C'est ce qui a fait l'objet des deux premières parties de notre article. Ensuite, pour s'exercer à ne pas juger, il est bon de prendre conscience de notre attitude face à l'autre, puisque juger commence dans la relation à autrui. Comment, se situer au-delà du jugement, peut s'incarner jusque dans notre posture corporelle? Et comment commencer par écouter sans juger? Voyons maintenant dans cette partie comment parler sans juger.

Nous l'avons déjà fait remarquer, il y a écouter et écouter. On peut se former à toutes les techniques d'écoute active et les appliquer avec précision, si le cœur n'y est pas, si l'intention de vraiment s'effacer pour recevoir l'autre tel qu'il se donne dans sa parole est absente, les techniques ne servent à rien. De la même façon, il y a s'exprimer et s'exprimer. Je peux utiliser parfaitement bien les techniques de communication non violente et faire tout pour me montrer bienveillant, si au fond de moi je ne le suis pas, si mon intention cachée est encore d'avoir, d'une façon ou d'une autre, du pouvoir sur l'autre, je suis alors dans une forme de violence déguisée, ce qui est encore pire.

Derrière les mots, c'est donc l'intention qui fait le poids du jugement. Or l'intention fait partie de la liberté la plus intime de la personne. Ainsi, si je me sens jugé, c'est d'abords moi qui prête une intention à l'autre. C'est moi qui juge de son intention de me juger, avant tout. Et pourquoi est-ce que je le fais? C'est cela qui est intéressant. C'est là que j'ai du pouvoir. Pas sur l'intention ou non qui appartient à l'autre (peut-être la connaîtrai-je jamais), mais sur ma façon de juger de cette intention. Je peux concrètement décider d'arrêter de me sentir jugé, en toute circonstance, sauf quand je suis persuadé que c'est le cas, ce qui est probablement extrêmement rare. Et si je décidais de toujours d'abords vérifier les intentions de l'autre, avant de les juger?

Ensuite, si je suis certain d'être jugé, c'est moi qui donne à ce jugement la force de l'impact qu'il aura sur moi. Je peux décider que ce jugement ne m'atteindra pas, ou bien qu'il est très constructif et que je vais immédiatement saisir cette opportunité de la clairvoyance et la franchise de l'autre pour en faire quelque chose de bien. A nouveau, si le jugement m’atteins malgré moi, ce qui est intéressant, c'est de réfléchir à la raison pour laquelle c'est le cas. Quelle blessure encore ouverte est-ce que ces mots viennent toucher? Que vais-je faire de cela? Est-ce constructif d'en vouloir à l'autre? N'est-je pas mieux à faire en prenant soin de ma blessure?

Ce sont ces prises de conscience et reprise de mon propre pouvoir qui me conduisent à la liberté intérieure. Dans cette partie, vous trouverez la classification des mots et expressions qui sont des jugements, et la façon de les transformer en non jugement. Même sans en venir à l'analyse des intentions qui sont les miennes lorsque je prononce ces expressions en m'adressant à quelqu'un, en elle-mêmes, ces tournures de phrases sont telles qu'elles figent la réalité et l'enferment dans une certaine étroitesse.

Ainsi, quelque soit mon intention, en prononçant ces mots de cette façon, je risque de provoquer chez celui à qui je m'adresse un sentiment d'être jugé, une réaction émotive, un besoin de défense, d'attaque ou de fuite. Ces réactions étant le signe que la personne cherche à préserver sa liberté intérieure. De plus, pour moi-même, quand bien même c'est l'intention qui compte le plus, le pouvoir des mots est aussi énorme. Décider de changer ma tournure de phrase peut réellement me permettre de voir les choses différemment et de m'ouvrir à davantage d'ouverture d'esprit et de bienveillance.

Nous avons répertorié ces petits abus de jugements au quotidien en trois grandes catégories: Les jugements de faits, les jugements de valeurs et les croyances.

Les jugements de faits

Ces jugements sont à la base de la capacité de l'intelligence à abstraire du réel des informations qu'elle exprime en concepts. On pourrait presque dire que le jugement est la tentative de l'intelligence de rejoindre le réel tel qu'il est. Le sens commun voit dans le jugement quelque chose de négatif parce qu'il l'assimile seulement aux jugements de valeur, qui plus est négatifs. Mais juger, c'est d'abords dire ce que nous comprenons du réel. En ce sens, le langage est jugement (cf. partie 1).

Affirmer "ceci est une pipe" est un jugement de fait. Si le peintre écrit sous la représentation de la pipe qu'il a faite "ceci n'est pas une pipe", c'est qu'il remet justement en question le jugement du spectateur. Il montre que nos jugements sont des représentations que nous nous faisons de la réalité, comme des images d'elles, mais que la réalité est toujours au-delà. Je peux concevoir une pipe dans ma tête, comme je peux voir une pipe en peinture, ce n'est pas encore la pipe en elle-même. Je ne pourrais jamais devenir l'objet que j'appréhende.

Cette réflexion sur le décalage entre le réel et la façon dont je le conçois est au cœur des débats philosophiques depuis l'origine. Ici, intéressons-nous à ce qui nous permet de préserver notre liberté intérieure face aux jugements: si je sais que je vois le réel à travers les filtres de ma subjectivité, je sais que je peux me tromper et j'ai toutes les chances de pouvoir évoluer en confrontant mes jugements avec celui des autres par exemple: à partir du moment où un fait est décrit de la même façon par une grande majorité, il y a plus de chance que le jugement correspondant soit juste.

En conclusion, si je reste dans l'ouverture à la possibilité de me tromper et dans la joie de pouvoir prendre conscience de cela pour pouvoir à chaque instant évoluer, ma liberté intérieure est préservée. Se tromper, c'est le propre de l'intelligence: nous pouvons faire des choix en dépit de notre instinct premier parce que nous avons conscience de notre vie et choisissons le sens que nous lui donnons. Pouvoir choisir, c'est pouvoir se tromper. D'où aussi notre capacité d'évaluer ce qui est bon ou pas. C'est ici que ça se corse: juger de la valeur d'une chose nous confère un pouvoir encore plus grand que celui de simplement la comprendre.

Les jugements de valeurs

Si juger me donne un certain pouvoir, c'est que je peux être dans l'abus de pouvoir. Je ne suis pas dans l'abus de pouvoir si je suis conscient que tout jugement, même un jugement de fait, se fait à travers les filtres de ma subjectivité et que je peux me tromper. Mais me tromper sur l'existence ou non d'une chose, ou sur sa description factuelle, n'engage en quelque sorte que ma tête. Si je juge de ce qui est bien ou mal, beau ou laid, entrent alors en jeu les sentiments du cœur et donc l'angoisse d'être rejeté par les autres, angoisse archaïque, angoisse de mort, puisque nous avons besoin de l'amour des autres pour vivre.

C'est pour cela que les jugements de valeur inconditionnels négatifs sont les plus foudroyants. Si je suis jugé non pas par rapport à ce que je fais (je suis confortablement assis sur un canapé à regarder dans la vide), mais par rapport à qui je suis (un paresseux et un égoïste achevé), je suis touché en plein cœur, au cœur de mon être. Ici, le jugement prononcé ne varie pas en fonction de mes comportements, il y enferme toute ma personne.

Si cela ne m'atteins pas, c'est que je sais parfaitement que l'autre se trompe ou que mon estime de moi-même est un bouclier suffisamment puissant pour que les jugements glissent dessus. Si je suis blessée par ce jugement, c'est que je me juge moi-même déjà de la sorte; comme paresseuse et égoïste, dès lors que je ne suis pas active par exemple. Même si je me trompe dans mon propre jugement sur moi-même, il est là, avec la blessure qui lui est conjointe et sur laquelle s'engouffre le jugement de l'autre comme un nid préparé pour lui. Les jugements provoquent la honte et la culpabilité, puis se nourrissent d'elles pour continuer à trouver leur place.

Mais alors, me direz-vous, les jugements inconditionnels positifs quant à eux, nous propulsent hors de notre honte existentielle, vers une estime de soi à toute épreuve? Rien n'est moins sûr. Lorsqu'on me dit qui je suis, même si cela est très positif, je n'en reste pas moins restreint à ce qu'en pense l'autre. Cette prison dorée peut m'obliger ensuite à correspondre aux attentes de l'autre et l'amour inconditionnel n'en est alors pas moins absent.

Si je suis jugée comme une enfant dynamique et généreuse parce que je ne m'arrête jamais, contrairement à ma sœur qui traine toute la journée, il est même probable que ma sœur s'en sorte mieux, car elle cherchera à prendre distance (ce qu'elle fait déjà en se permettant de ne pas correspondre à ce qu'on attend d'elle) et se prouver à elle-même ce qu'elle vaut. Tandis que moi, je passerai ma vie à correspondre à des attentes qui ne sont plus les miennes et à courir après une vie idéale inaccessible. C'est pour cela que les enfants très sages, obéissants ou pire, parfaits, sont souvent ceux qui passent à côté d'eux-même.

Qu'en est-il des jugements de valeur conditionnels? Si je dis simplement que le comportement de telle personne n'est pas adéquat? Par exemple, "ce n'est pas bien de rester à trainer sur un canapé sans rien faire", n'est pas un jugement sur la personne, mais juste sur ce qu'elle fait ou ne fait pas. On le sent bien, l'expression "ce n'est pas bien" est une généralisation qui fige un type de comportement à un moment donné dans une vérité universelle. Est-ce que je connais les raisons profondes de l'attitude de la personne que je juge, raison peut-être très valables, ou est-ce que cette attitude, simplement, me dérange, pour des raisons personnelles, à savoir que je me jugerais moi-même si j'avais ce comportement là, en raison de mon éducation, mes valeurs et mes propres déficiences narcissiques, bref, en raison de mes propres peurs?

Il suffirait donc de reconnaitre la part subjective de ce que l'on dit? Je peux donc dire "je trouve que ce n'est pas bien de rester à trainer sur le canapé comme ça" et il suffit alors à l'autre de faire ce qu'il veux de ma façon de voir? Toujours pas. Tout d'abords le verbe "trainer" induit un jugement négatif. Il faut donc commencer par en rester à un description purement factuelle: "je vois que tu reste couché sur ce canapé depuis un bon moment". Même si on rajoutais "sans rien faire", cela induirait que la personne ne fait rien (peut-être qu'elle se repose parce que c'est vraiment la meilleure chose qu'elle a à faire, ou bien qu'elle réfléchis intensément), et que ce n'est pas bien de ne rien faire (or c'est du rien que tout sort, c'est lorsqu'on s'arrête qu'on sait mieux quoi faire etc...)

Ensuite justement, dire que quelque chose est bien ou mal nous met dans une position de toute puissance sur l'autre. Qui suis-je pour juger de ce qui est bien ou mal? Restons-en aux faits. Je peux juger de l'impact d'un comportement sur autrui: "je suis triste de cela, tu l'as blessé au bras, tu le mets dans l'embarras etc..." sont autant de descriptions. Si la personne ne fait pas de tort à autrui mais que je ne supporte pas son attitude, je peux décrire ce que cela me fait, ce que je ressens. Par exemple "quand je te vois ainsi sur le canapé la plupart du temps depuis deux semaines ça me rend inquiet". Et je peux commencer à poser des questions ouvertes pour comprendre les mobiles de la personne à laquelle je m'adresse. Ou bien "lorsque tu restes sur le canapé alors que tous les autres membres de la famille rangent la cuisine après le repas je suis en colère parce que je trouve juste que chacun fasse sa part."

J'exprime ce que je ressens, mon besoin de justice et je fais ensuite une demande claire et concrète pour que l'autre sache ce que sont mes attentes et qu'on puisse en discuter ensemble. Nous rajoutons que cela vaux dans des relations d'adulte à adulte. Aujourd'hui l'enfant est considéré comme un petit adulte à qui il faut s'adresser de la même façon. Nous ouvrons ici le débat: l'enfant n'a-t-il pas besoin de savoir que l'adulte, avec l'expérience de vie qu'il a, sait certaines choses mieux que lui, raison pour laquelle il est considéré comme capable d'être conscient des dangers et responsable de lui-même et des autres mineurs et qu'il peut dès lors guider l'enfant avec autorité et bienveillance, comme le tuteur permet à la tige de se hisser jusqu'à devenir assez solide pour s'en passer? C'est ce que nous pensons.

Je referme le débat car je viens de prononcer autant de jugements personnels que nous appelons des croyances. Encore une fois, les croyances ne sont pas négatives. Le sens qu'on donne à notre vie repose sur nos croyances. Elles sont propres à chacun, à nos valeurs surtout, mais aussi à notre époque, culture, éducation, religion, milieu social par exemple et peuvent évoluer. En même temps, elles sont recherche d'un équilibre qui mène plus droit au bonheur ou à l'harmonie. Il y a donc des fils rouges qui donnent un sens commun à notre quête de sens et qui se retrouvent souvent dans les différentes philosophies et spiritualités de part le monde.

En-deçà de ces paroles de sagesse, l'humanité va souvent d'un extrême à l'autre, à chaque fois pour fuir l'autre, guidé donc par la peur plutôt que la recherche de paix, tandis que les paroles de sagesses sont assez constantes devant le temps et les différents peuples. Par exemple, si la violence est encouragée, c'est par une minorité d'Hommes, ou si le respect d'autrui est encouragé, c'est pas une majorité d'entre eux! Ces croyances là font donc partie de la sagesse commune, laquelles se fondent le sens de la vie.

Les croyances

Il y a donc tous ces jugements personnels par lesquels je dirige ma vie en fonction du sens que je lui donne, en départageant ce qui convient de ce qui ne convient pas à mes valeurs et mon accomplissement personnel. On les appelle les croyances. Elles sont constructives si elles se basent sur un amour sain de soi et des autres. Elles deviennent destructives si elles puisent leur source dans la peur, la peur des autres et de soi-même. On reconnait ces dernières par leur caractère réducteur, généralisant, distordu ou impératif.

Autrement dit, comme tout jugement abusif ou même toxique, ces croyances le sont quand elles ferment la porte aux possibles et empêchent d'évoluer. C'est la peur qui faire surgir le besoin impératif de contrôle et bloque la vie dans son élan. A priori, on ne contrôle pas une personne humaine puisqu'elle est profondément libre. Or une personne qui n'a pas accès à cette liberté intérieure est elle-même sous emprise de ses propres croyances et ne peut entrer en relation qu'en ayant aussi une emprise sur autrui. Elle ne sait pas faire autrement. Elle n'as pas accès aux sources de la liberté et du pouvoir personnel de devenir soi. Il s'agit ici d'une façon de décrire les divers troubles de personnalité narcissiques.

Les personnalités narcissiques usent et abusent de toutes les croyances limitantes que nous allons répertorier ci-dessous, pour mieux manipuler autrui. Mais ne nous y trompons pas, nous les utilisons tous régulièrement. Et en prendre conscience, ainsi que changer sa tournure de phrase, permet d'ouvrir la cage à l'oiseau de notre liberté. Catégorisons ces mots en 3 parties:

  1. Les généralisation et impératifs: "toujours, jamais, uniquement, il faut, on doit" et toute affirmation péremptoire. Pour contrer ces jugements, on peut chercher des contre exemples, des exceptions, ouvrir les possibles, détecter les peurs cachées derrières, les besoins de contrôles ou tentatives de manipulation cachées.

  2. Les distorsions et interprétations: par exemple "si tu ne réagit pas c'est que tu t'en fiches", "elle ne m'a pas regardé, donc elle ne m'apprécie pas" et tous les "si...alors" qui ferment et concluent. Pour contrer ces jugements, on peut poser les questions suivantes: "en quoi ceci implique-t-il cela? Est-ce que l'inverse est possible? Comment le sais-tu? Qu'est-ce que ça pourrait vouloir dire d'autre?"

  3. Les omissions: Ce sont toutes les affirmations qui ne nous disent pas de qui il s'agit, quand, pourquoi, où, de quoi on parle, qui est l'auteur de l'affirmation etc... Par exemple "on m'a dit qu'il fallait y remédier". Qui est "on", remédier à quoi et qui doit le faire exactement? Pour contrer ces jugements ambigus, toutes les questions ouvertes sont les bienvenues, ainsi que les questions du genre "et toi, tu en penses quoi?", surtout lorsque ce sont des rumeurs qui sont courent.

En conclusions, nous pouvons dire à nouveau que lorsque nous sommes bien ancrés dans notre dignité fondamentale d'être aimé inconditionnellement, en connexion avec notre pouvoir personnel de devenir soi, nous ne nous laissons plus avoir ni par les jugement qui nous viennent d'ailleurs, ni par ceux qui surgissent de l'intérieur. Nous ne croyons plus que nous devons "avoir", il nous suffit d'être. Nous ne cherchons plus à avoir raison, car la vie a ses raisons que la raison ne connait pas. Notre vie, la vie, déborde les jugements, car elle est à aimer plutôt qu'à contrôler.


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