Partie 6: Au-delà et en-deça du jugement - Conclusion
"Il ne faut pas juger" me dit une personne en m'entendant parler d'autrui. Cette remarque est de nature à me culpabiliser. Je me sens subtilement "attaqué". Je ressens le besoin de me défendre. C'est désagréable. Pourquoi? Parce que cette phrase est un jugement! Du coup, je me justifie: "mais je ne juge pas! Je dis juste que...".
Et voilà que la friction est présente, légèrement, mais elle pourrait s'envenimer. Les voix commencent à devenir plus hautes, les suspicions sont là, les peurs surtout. Et l'on s’interrompt parce qu'on entre dans un subtil rapport de pouvoir. l'écoute perd de son ouverture. On se campe sur ses positions pour ne pas perdre la face, ou bien on s'écrase pour éviter le conflit et ça ressortira en mal de gorge ou en jurons sur le conducteur qui nous coupera la priorité sur la route.
Oui, juger peut être très subtil, raison pour laquelle nous y avons consacré un article en 6 parties! Ce peut être un poison sournois qu'on n'a pas vu venir et qui mine notre paix intérieure sans que l'on comprenne pourquoi. Aller au-delà des jugements, c'est déjà savoir les reconnaître lorsqu'ils sont abusifs, et ce n'est pas évident. Car juger, c'est d'abords simplement pouvoir concevoir le réel dans lequel on évolue. En cela, le jugement est nécessaire et important dans nos vies.
Si vous avez lu les parties précédentes, vous pouvez donner au moins 3 raisons pour lesquelles l'injonction "il ne faut pas juger" est un jugement abusif. Déjà, la personne "sais" que je juge avant même de m'interroger. Or ce qu'elle décide être un jugement peut ne pas l'être pour moi, selon mes intentions du cœur qui président à toute expression verbale et qui ne sont pas visibles. Elle s'arroge donc un pouvoir qu'elle n'a pas.
Ensuite, elle semble connaître un impératif applicable en toute circonstance : "ne faut pas". Or juger peut justement être une activité bonne, nécessaire et souhaitable selon les circonstances. Ici, les possibles et les nuances sont gommées au profit d'un contrôle sur ce qui est en train de se produire. Enfin, l'impératif "il faut" semble universel, "il" n'étant personne et tout le monde à la fois. La sentence est implacable parce qu'elle généralise et immobilise. Je suis comme englué dedans, figé, condamné. D'où la culpabilité.
Ou pas! Car, à nouveau, si vous avez bien suivi notre développement précédent, vous rétorquerez que c'est moi qui donne à l'autre le pouvoir de me juger. Un jugement abusif est comme un toile d'araignée, mais je peux décider de m'y laisser prendre ou pas. Si je culpabilise, c'est que je me juge déjà moi-même et donne raison à l'autre pour cette raison. Même si je me justifie ou me défend, c'est que je prends quelque chose de ce que l'autre dit de moi, pour moi.
Pour aller directement au-delà, ou même rester en-deça d'un jugement, je peux le considérer pour ce qu'il est: nous l'avons vu, la personne qui prononce un jugement parle avant tout d'elle-même. Elle parle de la façon dont elle voit les choses en fonction de ce qu'elle constate ici et maintenant, influencée par ses émotions, ses blessures, ses besoins, son éducation, ses valeurs, ses principes etc...
Entrer dans la liberté intérieure du sage, c'est commencer par observer cela avec distance, sans se laisser pas mener par le bout du nez par nos propres émotions, et avec la pleine présence de celui qui est dans l'empathie pour les émotions de l'autre: se sont ses émotions qui sont justement à l'origine de son besoin de juger. Si vous vous jugez comme loin d'arriver à cette sagesse, c'est que vous avez paradoxalement peut-être une image trop élevée de vous même? Car si vous acceptez de ne pas y arriver ici et maintenant, vous ne vous jugez pas. Vous accueillez les émotions pour ce qu'elles ont à vous apprendre.
Par ailleurs, considérer les blessures de l'autre avec empathie peut me faire glisser dans une forme de condescendance apitoyée malsaine et je ne ferais alors que tenter de renverser le rapport de pouvoir en ma faveur. Une réelle empathie suppose bien sûr des intentions de bienveillance et d'authenticité qu'on a déjà évoqué. Enfin, je ne connais moi non plus rien des raisons pour lesquelles la personne juge et de ses intentions à elles qui prouvent, ou non, qu'elle juge.
Alors, il s'agit simplement de ne pas prendre ce qui est dit de moi personnellement et de m'intéresser à l'autre pour ce qu'il a à m'apprendre de lui et de moi: "tu ressens du jugement dans ce que je dis? Qu'est-ce qui te fait ressentir cela? Qu'est-ce que c'est juger pour toi?" Bref, il s'agit de s'intéresser au point de vue de l'autre, à la façon dont il vit les choses et s'enrichir de cela, se servir de ce point de vue pour faire de l'introspection et se remettre en question si nécessaire, avec joie et légèreté! Notre vie n'est pas en jeu.
On l'a dit, si l'ancrage est bon, si je suis conscient de ma dignité inaliénable d'être aimé inconditionnellement et de ma place unique et essentielle sur cette terre, que personne ne peut m'enlever, alors le degré d'ouverture à l'autre au-delà de tout rapport de pouvoir devient possible. Nos points de vues s'Apposent l'un à l'autre et s'enrichissent l'un de l'autre. Ils ne s'Opposent pas. L'altérité ne met pas en danger la vie et l'amour, elle les rend possible, car l'unité se fait dans la communion de nos différences et de là jaillit la vie.
En effet, une personne qui abuse de jugements cherche à enfermer l'autre dans sa propre bulle, en gommant sa différence. Il est juste que nos bulles soient là pour protéger notre identité propre, pas pour tenter d'y dissoudre celle des autres. On cherche à y dissoudre celle des autres lorsqu'ils nous dérangent, souvent parce qu'ils nous renvoient en miroir ce que nous n'aimons pas chez nous. Une personne qui abuse des jugements, donc qui ne pense pas seulement le réel mais fait des généralisations cristallisantes de lui, nous renseigne sur ce qu'elle cache, ce dont elle se sent inconsciemment coupable, ou bien ce qui lui manque et qu'elle s'interdit.
Par exemple, m'exclamer "mais c'est pas possible comme cette personne ne pense qu'à elle"! Avec le "que" généralisant et cristallisant, peut vouloir dire que je m'interdis de trop penser à moi et que cela me manque beaucoup. Sinon, je ne serais probablement pas énervée par son attitude. Je ne la trouverais même pas énervante. En cela, les gens qui nous énervent et qu'on a tendance à juger, sont des maîtres pour nous.
Alors allons-y, jugeons les, mais en conscience: prononçons les mots emprunts de jugement dans notre tête, pour mieux pouvoir prendre conscience précisément de ce qui nous manque, ou ce que nous ne voulons pas voir en nous parce que nous en avons honte. Est-ce qu'il ne m'arrive pas plus souvent que je ne le crois de ne "penser qu'à moi"? Est-ce vraiment un mal? En quoi? D'où vient que je n'accepte pas cette part en moi? Pourquoi est-ce que je me juge moi-même de cela? Quelle croyance d'autrui me suis-je peut-être appropriées alors qu'elle m'empêche d'être moi-même etc...?
Autre chose, s'il y a jugement, c'est qu'il y a restriction du réel à ce que j'ai décidé d'en comprendre et donc déni du reste. Ainsi, je vais passer mon temps à valider mes croyances limitantes pour mieux ne pas voir qu'elles le sont. Tout, la façon dont je vois les choses, mes pensées, mes paroles et mes actes, se centrera sur la validation de ces jugements limitants.
C'est ce qu'on appelle les répétitions de scénarios de vie ou les pensées auto-prophétiques. Lorsque je me juge moi-même comme incapable et que toute ma vie me le prouve, il y a de fortes chance que je reste prisonnier d'un tout petit jugement dont les barreaux sont bien serrés autour de moi, dans le déni de tous les possibles et de toute la puissance qui est le mienne de pouvoir créer ma propre vie.
Comment sortir de la prison? Commencez par constater que vous y êtes, et dédramatisez. Regardez tout le chemin que vous avez déjà parcouru pour sortir d'autres prisons par exemple. Puis acceptez que vous êtes encore dans cette prison là. En luttant contre, vous restez tout contre; en acceptant, vous commencez à voir plus loin.
Ensuite, décidez de poser un acte, le plus accessible possible tout d'abords, qui vous prouverait qu'il y a un ailleurs, un plus loin que votre croyance. Par exemple en pensant à vous d'abords et en constatant que cela ne nuit pas forcement à autrui, peut-être même au contraire, car il connait alors mieux vos besoins et la façon de les respecter. Si cela s'incarne dans un nouveau comportement (si possible répété 21x), le cerveau va assouplir la croyance de lui-même, en créant réellement de nouvelles connexions cérébrales. Autrement dit, vous aurez utilisé la clé qui et dans votre main, pour ouvrir la porte et faire un pas hors de la prison.
Enfin, soyons conscients aussi que la société de ces derniers siècles est très centrée sur la rationalisation et la compétition, donc sur le jugement. Les grandes institution ont longtemps mis l'accent sur les fautes (intellectuelles à l'école et morales à l'église). Notre croyance est que cela vient d'une prédominance des valeurs masculines dû au patriarcat.
Ces valeurs masculines (yang - énergie du bassin - cf. partie 3) arrivent aujourd'hui à bout de souffle. Elles ont besoin, pour trouver leur équilibre, d'être contrebalancée par les énergies féminines. D'où le retour actuel à la connexion avec la nature, le corps, le pouvoir de l'intuition et de la pleine conscience. Or on est là précisément dans un domaine en-deça du jugement et de la rationalité, dans le contact direct avec l'être.
L'intuition est un mode de connaissance immédiat, avant toute conceptualisation. Peut-être est-elle cette adéquation au réel recherché avec tant d'ardeur par l'intelligence. Peut-être doit-elle moins chercher (yang) et davantage recevoir (yin). L'intuition est comme la conscience pure ou, la connexion de celle-ci à notre inconscient qui "sait tout" avant qu'on ne puisse se le représenter ou juger. Combien de fois avons-nous eu un premier éclair d'intuition juste, pour ensuite prendre la mauvaise décision parce qu'à force de réfléchir et de peser le pour et le contre, nous nous sommes comme éloignés de nous-même?
Cela rejoint notre croyance de base (cf. parti 1): notre conscience serait illimitée, au moins en puissance. Peut-être sommes nous potentiellement omniscient. Mais étant limités par les contingences de la matière et donc de notre individualité, nous n'exerçons qu'une infime partie de notre conscience. Éveiller la capacité de notre intuition semble nous permettre de nous reconnecter à un savoir accessible en-deçà, ou au-delà, de la raison. un savoir de connexion à tout ce qui est.
Ainsi en est-il aussi des exercices de pleine conscience: des moments qui nous permettent non seulement d'accepter les choses telles qu'elles viennent à nous, mais en plus de juste goûter l'instant dans sa présence, en-deçà de tout jugement, comme le tout petit qui est, avant de faire, et qui goûte à tout ce qui est, certain que tout ce qui est est juste, parce que cela est, dans une simplicité qui en fait son innocence.
Aller au-delà ou en-deçà des jugements, c'est donc aussi se reconnecter à son âme d'enfant et arrêter de se prendre la tête. La vie ne se passe pas que dans la tête, loin s'en faut, et elle n'est pas une prise, encore moins une emprise, un contrôle à avoir sur le monde, sur les autres, sur soi. Toujours selon nos croyances, la vie est faite pour être d'abords source d'émerveillement, de connexion, et donc d'amour. Raison pour laquelle ne pas dire que ceci est bien ou mal, mais plutôt qu'on aime ou pas cela, c'est être plus vrai. Le corps, le cœur, les sentiments, ne mentent pas, tandis que "le mental ment monumentalement" (Salomé).
Comme "la nature a horreur du vide", pour juger moins, il est bon de remplacer nos jugements par des intentions d'amour. Si l'amour est à recevoir tout autour de nous lorsqu'on y prête notre attention et notre qualité de présence, sa source est aussi en nous.
